Isaac Getz : « Si l’entreprise n’implique pas les personnes dont l’activité est impactée par les technologies, elle court à l’échec »

Le Monde.fr, 30 août 2018

Le professeur d’innovation à l’ESCP Europe explique dans une tribune au « Monde » que si les patrons d’entreprises ne transforment pas leur mode organisationnel pour que leurs salariés soient engagés, y compris pour faire réussir l’intelligence artificielle, en reconsidérant leur métier traditionnel, cette technologie échouera. Isaac Getz

L’intelligence artificielle (IA) – l’ensemble des technologies qui étendent les capacités humaines de percevoir, de comprendre et d’agir – frappe à la porte des entreprises. Ce n’est pas la première fois que les technologies le font.

Certains lecteurs se rappelleront des systèmes d’aide à la décision, des systèmes experts – intégrant déjà l’IA – ou de la gestion des connaissances, qui monopolisait l’intérêt des entreprises à la fin des années 1990. Et pourtant, malgré les bénéfices qu’elle offrait, l’intérêt pour cette technologie s’est effondré. L’histoire ne se répète pas, mais présente des leçons à tirer pour l’arrivée de l’IA dans l’entreprise.

En janvier, Amazon Go, le premier supermarché équipé de dispositifs d’IA a ouvert au public, à Seattle, au pied du siège d’Amazon. Le consommateur est contrôlé à l’entrée du magasin, en scannant le code de l’application AmazonGo sur son smartphone.

En revanche, il n’est pas contrôlé à la sortie – il n’y a ni caisses ni vigiles. Mais des centaines de dispositifs fixés aux plafonds ou sur les étalages enregistrent que le consommateur prend un produit et l’ajoutent à sa liste des achats. Une fois le client sorti du magasin, la somme des produits enregistrés est débitée de son compte.

Cette technologie n’est pas encore parfaite. Par exemple, aucun produit n’est vendu au poids. Au départ, seuls les salariés d’Amazon pouvaient y faire des achats. Grâce à leurs retours d’information sur les imperfections initiales, ils ont contribué à rôder les dispositifs IA de ce magasin pendant plusieurs mois. C’était une première collaboration entre les salariés d’Amazon et les dispositifs d’intelligence artificielle, mais ce ne fut pas la seule.

Bien qu’il n’y ait pas de caissières dans ce magasin, des nouveaux métiers y sont présents. Par exemple, des salariés regardent les images des caméras pour s’assurer que le client est identifié même si une écharpe cache une partie de son visage. Ce n’est pas un travail d’un « garde » mais d’un « coach » du dispositif, à qui le salarié indique, par exemple, si c’est un foulard ou un chapeau porté bas qui obscurcit le visage. Avec le temps, le dispositif IA possédant une capacité d’apprentissage – deep learning – fera mieux.

Les salariés d’Amazon Go ont aussi un rôle de « gardiens », pour éviter que les dispositifs d’IA n’agissent de manière inappropriée. Par exemple, si vous êtes grand et aidez quelqu’un à attraper un produit en haut des étalages, votre bonne action risque d’ajouter le produit à votre liste d’achat. Le rôle des « gardiens », derrière l’écran, est justement d’éviter une telle erreur.

Le travail reconsidéré

Bien d’autres métiers émergent avec l’adoption de l’IA par les entreprises, à l’instar des « clarificateurs » qui expliquent aux décideurs l’action d’un dispositif d’intelligence artificielle – par exemple, une proposition de refuser un crédit à un client. Coachs, gardiens, et clarificateurs : dans ces nouveaux métiers, ce sont les hommes qui assistent les dispositifs d’intelligence artificielle.

A l’inverse, l’IA peut aider les hommes dans leur travail en amplifiant leurs capacités cognitives (ainsi, l’application Waze perçoit, analyse, et propose un nouveau trajet à chaque instant), en interagissant à leur place (par exemple, un chatbot qui répond à des questions du client sur un site) ou encore en les aidant physiquement (un robot qui travaille à côté d’un mécanicien à garage).

Comment réussir la reconsidération des modes de travail

Tout cela impacte le travail dans l’entreprise. Selon l’université d’Oxford, 47 % des emplois d’aujourd’hui n’existeront plus dans une vingtaine d’années. Ils seront remplacés par d’autres, liés à l’IA, mais pas au même rythme ni à compétences égales : les anciens métiers, peu formés, disparaîtront à un rythme plus rapide que celui par lequel les nouveaux métiers, très formés, se créeront.

Pour éviter des catastrophes sociales et humaines majeures, les entreprises devraient s’engager dès maintenant à reconsidérer les modes de travail des personnes dont le métier va disparaître. Et l’une des leçons à tirer de l’échec des systèmes de gestion de connaissance évoqué plus haut est que cette reconsidération ne se fera pas toute seule.

En 2001 déjà, dirigeants et consultants déploraient que « les premiers projets de gestion des connaissances aient été pris à la légère, en pensant qu’il suffisait d’introduire un outil sophistiqué pour faire évoluer les mentalités » . En effet, 65 % des mises en place de la gestion des connaissances ont été conduites par des « experts », plutôt que co-construites par les dirigeants et les salariés, assistés des experts.

Heureusement, il y avait des exceptions. Ainsi chez STMicroelectronics « plutôt que de déployer un dispositif lourd et contraignant, l’entreprise a préféré créer une petite cellule de conseil pour aider les expérimentations spontanées à se développer. » Chez Cofinoga, un dirigeant a témoigné : « Je ne suis pas du tout favorable à une approche descendante. Nous sommes partis du terrain en cherchant à simplifier le quotidien des salariés. » Et un grand consultant a résumé que « tout se joue sur le volontariat et la motivation : vous ne pouvez pas imposer le partage ».

Transformer l’entreprise

Je suis un enthousiaste de l’intelligence artificielle, l’ayant expérimenté en mon temps en tant qu’élève-ingénieur, puis en tant que chercheur en sciences cognitives. Mais cela ne suffit pas. Si l’entreprise a l’habitude de procéder de manière descendante, en externalisant les projets à dimension technologique auprès d’experts, en n’impliquant pas les personnes dont l’activité est impactée en premier lieu, elle court à l’échec.

L’entreprise ne peut se résumer à une somme de technologies, d’outils ou de moyens. Une entreprise, ce sont avant tout les femmes et les hommes qui y travaillent. Ils doivent venir non pas à reculons pour attendre la fin de la journée, mais avec l’envie d’y accomplir une vision qu’ils partagent et qui les fait rêver.

Autrement dit, si les patrons d’entreprises ne transforment pas leur mode organisationnel pour que leurs salariés soient engagés, y compris pour faire réussir l’IA en reconsidérant leur métier traditionnel, cette technologie échouera. Plutôt qu’enchanter les entreprises et leurs clients, l’IA les désenchantera ou pire : les entreprises, et les emplois de leurs salariés, qui ne réussiront pas cette transformation disparaîtront au profit de celles – les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) par exemple – qui en seront à l’origine. Et la faute n’en incombera pas à ces dernières.