Deux ans après la sortie de « L’entreprise libérée » en grand format, le livre sort en format poche chez Fayard/Pluriel.
Cette édition est augmentée d’une postface : notre article original dont une version révisée est parue en 2018 dans Harvard Business Review en anglais.
Voici la préface de ce livre.
L’entreprise libérée suscite un immense intérêt. Des centaines d’organisations privées et publiques allant des PME aux grands groupes et à la Sécurité sociale ont entamé leurs démarche de libération. Le sujet pose aussi de nombreuses questions. Cependant, je souhaite évoquer ici les questions suscitées par un autre sujet, pourtant très lié à l’entreprise libérée : le leadership libérateur. En voici quelques unes, qui souvent se présentent sous forme de paradoxes :
- Le leader libérateur s’engage dans une démarche de transformation très éprouvante dont un des indicateurs de réussite consiste en sa propre obsolescence.
- Le leader libérateur doit conduire un formidable chantier de transformation, or moins il
en fait et mieux ce chantier avance, et inversement. - La transformation du mode d’organisation est très difficile et pourtant elle paraît souvent
facile à côté de la transformation de soi par le leader qui doit la précéder. - L’intelligence a priori supérieure du leader a souvent contribué à ce qu’il se soit retrouvé
à la tête de son entreprise, or il doit largement l’abandonner pour réussir la libération
de cette dernière. - Le leader libérateur doit persuader ces collaborateurs de le suivre dans cette aventure,
or moins il est charismatique – en d’autres mots, plus il est humble –, mieux il réussira
cette persuasion.
Je pourrai continuer cette liste, mais la leçon est claire : les enjeux du leadership
libérateur sont au cœur de la libération d’entreprise. Dit autrement, vouloir décrire l’entreprise
libérée, c’est comme demander à un artiste de décrire les éléments de son oeuvre finale avant qu’il se soit engagé dans le processus de sa création. Ni Rodin ni Gaudí n’auraient pu décrire leurs œuvres finales
avant d’avoir commencé à les créer – et pour Gaudi, cette création continue toujours
sans lui. Car si la libération d’entreprise ne demande pas tant d’intelligence, elle demande
de la créativité, ainsi que de la sagesse et de l’humilité – ou une posture similaire.
Nous avons parlé de tout cela dans Liberté & Cie, mais pas assez, probablement. Depuis
sa parution en 2009 – en français en 2012 –, je n’ai cessé d’en explorer les différentes
facettes à travers les écrits qui sont parus au fil des années dans des revues, des ouvrages
collectifs et dans la presse. À chaque fois, ils ont éclairé une des facettes, sans pour
autant donner à leurs lecteurs une intuition d’ensemble. C’est à dessein que je parle d’intuition
et pas de compréhension d’ensemble, car le leadership libérateur n’est pas un sujet
intellectuel. C’est un sujet émotionnel, voire viscéral. Certains leaders libérateurs en
herbe ont été saisis par lui immédiatement. Face aux témoignages de leaders libérateurs
ils se sont dit : « Je veux être cet homme, je souhaite réussir une oeuvre de transformation
dans mon entreprise comme lui l’a réussi dans la sienne. » D’autres ont développé
leur intuition du leadership libérateur plus graduellement, à travers le travail sur
soi et les lectures. Il y a plusieurs années, j’ai reçu un mail dans lequel un patron de PME me remerciait
pour Liberté & Cie. Je lui ai demandé pourquoi. Il m’a répondu ainsi : « Mon entreprise
a grandi et depuis trois semaines j’agonisais autour d’une feuille dans laquelle j’ai cherché
à dessiner notre organigramme. Après avoir lu votre livre je l’ai déchirée : ce n’est pas la question.
» Quelques mois après, je l’ai rencontré un soir à Paris pour échanger un peu, comme
je fais avec beaucoup de leaders libérateurs en herbe, puis j’ai perdu ses traces. A-t-il réussi
à libérer son entreprise une fois qu’il a compris que la question n’est pas : « Quel modèle
dois-je construire pour mon entreprise ? » mais : « Quel leadership dois-je assumer pour que
le nouveau mode d’organisation unique pour mon entreprise se construise, vive et évolue ?
Sans moi s’il le faut. » Je l’ignore. Mais ce n’est pas la question non plus.
Mon rôle – et, par extension, celui de ce livre – n’est pas d’être un guide. Le guide, c’est le leader libérateur – et de moins en moins au fur et à mesure que le chemin avance. Mon rôle est d’éclairer – et uniquement
ceux qui le veulent – sur quelques ingrédients que l’expérience a démontré comme bénéfiques pour se lancer dans l’aventure. Certes, on peut se lancer sans certains de ces ingrédients, mais alors cela prendra plus de
temps, et demandera davantage de « deux pas en avant, un pas en arrière ». Cela s’appelle
apprendre de sa propre expérience et il le faut toujours. Mais si vous voulez apprendre
aussi de l’expérience du leadership libérateur des autres – dont j’ai tenté d’extraire ici quelques leçons fondamentales –, ce livre est pour vous. Je terminerai par ces deux enseignements venant de la tradition chinoise. Le premier est du maître taoïste Kouo-Siang :
Ce que les sages ont fait appartient au passé et ne peut donc convenir à la situation
actuelle. C’est sans valeur et il ne faut pas imiter.
Le second est de l’inventeur même du taoïsme, Lao-tseu :
Le sage adopte la tactique du non-agir, et pratique l’enseignement sans parole.
Toutes choses du monde surgissent sans qu’il en soit l’auteur.
Il produit sans s’approprier.
Il agit sans rien attendre.
Son oeuvre accomplie, il ne s’y attache pas, et, puisqu’il ne s’y attache pas, son oeuvre restera.