Michel Houellebecq se met en scène dans son dernier roman, « La carte et le territoire », et y exprime un véritable intérêt pour William Morris. S’ensuivent beaucoup de détails précis (et qui ne se trouvent pas sur Wikipédia ;-)) sur la pensée de cet artiste et patron anglais de la fin du XIXe siècle. Tout cela fait objet de plusieurs paradoxes, le premier relevé par Houellebecq, les autres non.
Ainsi, William Morris est marqué par une forte inspiration socialiste, mais à la différence de toutes les autres tentatives d’organiser l’entreprise selon cette idéologie, son entreprise à lui est florissante. En outre, un autre protagoniste du roman, le père de Jed, s’intéresse lui aussi à William Morris et constitue quelque peu son double sur le terrain professionnel (le père de Jed est architecte et patron d’une entreprise industrielle), mais pas sur le terrain idéologique : il ne semble pas être de gauche comme Morris. Enfin, l’écrivain Houellebecq lui-même, qui accorde une place importante et positive à William Morris dans son roman, a souvent défendu des thèses conservatrices.
Mais les paradoxes sont-ils faits pour être résolus ? Pour l’esprit intelligent, héritier du classicisme grec, sans doute. Mais pour l’esprit proche de la tradition d’Asie du Sud-est, vivre avec les paradoxes est l’un des éléments même de la sagesse.
Voici l’extrait du roman en question :
Jed se tut, attendit au moins une minute. « Vous pensez que c était un utopiste ? » demanda-t-il finalement. « Un irréaliste complet ?
— Dans un sens, oui, sans aucun doute. II voulait supprimer l’école, pensant que les enfants apprendraient mieux dans une ambiance de totale liberté ; il voulait supprimer les prisons, pensant que le remords serait un châtiment suffisant pour le criminel. C’est difficile de lire routes ces absurdités sans un mélange de compassion et d’écœurement. Et pourtant, pourtant… » Houellebecq hésita, chercha ses mots. «Pourtant, paradoxalement, il a connu certains succès sur le plan pratique. Pour mettre en pratique ses idées sur le retour à la production artisanale, il a crée très tôt une firme de décoration et d’ameublement ; les ouvriers y travaillaient beaucoup moins que dans les usines de l‘époque, qui étaient il est vrai ni plus ni moins des bagnes, mais surtout ils travaillaient librement, chacun était responsable de sa tâche an début a la fin, le principe essentiel de William Morris était que la conception et l’exécution ne devaient jamais être séparées, pas davantage quelles ne l’étaient au Moyen âge. D’âpres tous les témoignages, les conditions de travail étaient idylliques : des ateliers lumineux, aérés, au bord d’une rivière. Tous les bénéfices étaient redistribues aux travailleurs, sauf une petite partie, qui servait à financer la propagande socialiste. Eh bien, contre route attente, le succès a été immédiat, y compris sur le plan commercial. Apres la menuiserie ils se sont intéresses à la joaillerie, au travail du cuir, puis aux vitraux, aux tissus, aux tapisse- ries d’ameublement, toujours avec le même succès : la firme Morris & Co à constamment été bénéficiaire, d’un bout à l’autre de son existence. Cela, aucune des coopératives ouvrières qui se sont multipliées tout au long du XIXe siècle n’y est parvenue, que ce soient les phalanstères fouriéristes ou la communauté icarienne de Cabet, aucune n’est parvenue à organiser une production efficace des biens et des denrées, a l’exception de la firme fondée par William Morris on ne peut citer qu’une succession d’échecs. Sans même parler des sociétés communistes, plus tard… »