En novembre 2021, j’ai publié dans HBR France une revue du livre de Thierry Pick  Bienvenue chez les fous !

L’article a été tronqué de son dernier paragraphe où je parle spécifiquement de la qualité d’écriture de Thierry.  Voici sa version intégrale incluant ce paragraphe.

Clinitex ou comment initier, construire et transmettre l’entreprise libérée

La question suivante m’est souvent posée : « est-ce envisageable de donner de la liberté et de la responsabilité aux salariés peu qualifiés faisant des tâches rudimentaires ? ». Ma réponse affirmative pointant une entreprise de nettoyage dans le grand Nord, en Finlande, faisait exotique. Le livre « Bienvenue chez les fous ! » en donne un autre : Clinitex, entreprise de nettoyage de 4000 personnes dans le Nord— français, cette fois.

Avec ce titre, son auteur et fondateur de l’entreprise, Thierry Pick, semble anticiper la réaction du lecteur. En effet, il faut être un peu fou pour écrire « vous observerez parfois de grandes entreprises très verticales, bourrées de gens… supérieurement intelligents…, bien payés, mais qui, faute de liberté, [restent] à leur place, en qualité de plantes vertes décoratives, soigneusement entretenues. » L’approche que Thierry Pick appelle le « naturisme managérial » parait tout aussi incongru : « les naturistes n’ont plus aucun problème avec leurs corps, simplement parce qu’ils ont décidé de ne plus rien en cacher. [Par] analogie…, plus on partage l’information, moins elle devient source d’interprétation et de fantasmes, plus elle détend les esprits et libère la créativité. Mais la confiance, comme l’amour, doit se manifester dans les faits ». Ces derniers sont là : Clinitex a rendu tous les salaires transparents.

Là, c’est vraiment fou ! A ma connaissance, une seule entreprise libérée, la PME Brésilienne SEMCO, l’a fait ; la majorité n’ont pas entrepris cette démarche au regard de l’important effort d’éducation financière requis. Concrètement, sans cette éducation, le salaire d’un technicien de surface de 50 ans quatre fois inférieur à celui d’un informaticien de base de 23 ans aura de quoi choquer. Cependant, Clinitex a partagé depuis des années tous les chiffres de l’entreprise, et de façon simple. Aussi, tout salarié pouvait s’opposer à la publication de son salaire. Pour couronner le tout—ou les fous—l’entreprise n’a ni de DRH, ni de DAF.

« Les nuits blanches sont pour le leader, pas pour l’équipe »

Pourtant, il existe bel et bien une équipe dirigeante. Son rôle ? Pas tant de diriger, mais de formaliser, partager et incarner la vision et les valeurs de l’entreprise. Pour vous laisser juges de leur aspect raisonnable ou non, en voici la vision : « heureux de rendre service pour faire de Clinitex la plus belle boîte pour le monde » ; et ses valeurs corollaires : « respect, audace, responsabilité, bonne humeur, droit à l’erreur… ». Pas simple à incarner.

En outre, il y a des managers, beaucoup de managers, ce qui va à l’encontre de l’idée parfois entendue sur les entreprises libérées qu’elles s’en séparent. Chez Clinitex, on les appelle les leaders d’équipe. Une pure question de sémantique ? Ecoutons Thierry Pick : « le leader, à l’opposé du petit chef qui pense que son équipe est à son service…, est au service de son équipe pour le bien de l’entreprise. Il rend ainsi ses équipiers aussi autonomes que possible, sans crainte du temps que cela va rapidement lui libérer, s’engageant sur d’autres projets ou missions qu’il pourra proposer… Les leaders deviennent ainsi les suiveurs-serviteurs-accompagnateurs des projets de leurs équipiers. Nous montons désormais dans le train des projets de nos collaborateurs ! »

Thierry Pick ne cache pas la difficulté que revêt la transformation d’un chef en leader : « le problème majeur des angoissés de la liberté est de quitter le cocon protecteur du pouvoir et de l’autorité. Ce n’est pas donné à tout le monde d’accepter la page blanche ou l’agenda vide, ce n’est pas un exercice facile…, mais… je peux vous dire qu’on s’y habitue vite… C’est lui qui sera aussi le garant et l’animateur des valeurs, de la vision, de la transparence, de la parole libre et bienveillante. Les nuits blanches sont pour le leader, pas pour l’équipe. »

Est-ce que ça marche ?

Vous avez compris : les « fous » de Clinitex savent ce qu’ils font. Ce livre décrit l’humanité, la créativité et la sagesse d’une multitude de pas qui constituent toute épreuve de libération d’entreprise. Mais tout cela marche-t-il mieux que si Clinitex été restée une entreprise classique ?

Thierry Pick décrit précisément les réalisations facilitées par le mode d’organisation libéré de Clinitex—et impossibles dans une organisation classique—qui ont contribué à sa grande performance économique. Mais avant tout, il décrit un autre type de performance, sociale: le bien-être largement augmenté de ses salariés. L’idée que la performance de l’entreprise doit être mesurée par l’addition de ces deux dimensions a été déjà émise en 1972 par Antoine Riboud, PDG de BSN-Danone. Aujourd’hui, elle est partagée par 87% de Milléniaux, constituant eux-mêmes la moitié de salariés. Cette double performance est exceptionnelle chez Clinitex.

Néanmoins, l’addition ne rend pas justice au moteur de la performance de Clinitex, ainsi qu’à celui des autres entreprises libérées. Thierry Pick l’affirme clairement : c’est le bien-être de salariés qui est à l’origine de la satisfaction de clients, et donc de la performance économique. Son livre est clôt par cette affirmation.

Quid de transmission, de pérennité ?

Le livre de Thierry Pick est aussi le premier de tous les livres sur l’entreprise libérée qui décrit sa transmission. On se demande parfois si le changement de PDG ne met pas fin à l’organisation libérée, interrogation d’autant plus justifiée que dans beaucoup d’entreprises classiques le nouveau PDG change l’organisation mise en place par son prédécesseur. Dans ce contexte, le bilan des entreprises libérées est plutôt bon.

Pour les entreprises privées, Gore, SOL, Vertex, Quad Graphics, Bretagne Atelier, IDEO, Richards Group ont toutes gardé leur organisation libérée—Gore étant à son cinquième PDG. De l’autre côté, les propriétaires de FAVI, SEW Usocome et Imatech n’ont pas voulu perpétuer l’organisation libérée avec les nouveaux PDG. Pour Poult, son propriétaire, un fond d’investissement, a poursuivi le développement de l’organisation libérée avec le deuxième PDG, mais l’a arrêté avec le troisième.

Pour les entreprises côtées, les nouveaux PDG de Sun Hydraulics, de Handelsbanken (une grande banque suédoise très proche de l’entreprise libérée depuis 1970) et de Vertex (introduite en bourse cette année) ont perpétué l’organisation libérée. De l’autre côté, chez Harley Davidson, deux PDG successifs l’ont perpétuée, mais pas leur successeur.

En résumé, dans le petit échantillon que représentent les transmissions des entreprises libérées, la majorité de nouveaux PDG les perpétuent. Cela ne veut pas dire que cette tâche est simple. Comme le détaille Thierry Pick, la transmission de l’entreprise libérée est très ardue. Bien qu’il n’existe pas de plan préétabli pour le faire, sa préparation est essentielle.

Belle écriture

Je devrais conclure avec une note critique sur quelques défauts de style. Mais c’est justement le style de ce livre que je souhaite louer à la fin. Rares sont ceux qui se mettraient écrire un roman à publier sans avoir travaillé leur style. Cela devrait être de même pour des livres d’entreprises et est le cas de cet ouvrage. Un heureux mélange d’une voix digne de foi, des histoires bien comptées —indispensables porteuses du sens —, et des réflexions pleines de sagesse et d’humilité, font de ce livre un guide pour leaders et un régal pour tous.