Nous poursuivons ici avec les récits de libérations relatés par les leaders eux-mêmes. J’ai rencontré Alexis Nollet et Sébastien Becker, co-fondateurs d’Ultérïa par hasard. Ils sont venus partager leur expérience de libération avec plusieurs dizaines de patrons de cabinets d’expertise comptable qui cherchaient, eux aussi entamer la démarche.

Le chemin d’Alexis et de Sébastien est instructif à plusieurs titres. Primo, comme pour les autres entreprises qui sont entrées sur le chemin de libération, ils sont vu qu’il n’y a pas de modèle (même si dans leur cas cela n’était pas immédiat) car le contexte de chaque entreprise est unique. Secundo, le mode d’organisation est évolutif— il n’est jamais figé— et est co-créé avec les salariés. Enfin, l’entreprise fait partie organique du monde qui l’entoure et si la libération vise le bien-vivre de salariés, l’entreprise peut agir pour le bien-vivre de nos enfants et de notre environnement. Attention, il ne s’agit pas d’actions périphériques en parallèle du vrai « business » de l’entreprise. Il s’agit de développer des activités économiques qui visent nos enfants et notre environnement. Ainsi, Ultérïa a ouvert une école Montessori, ce que rappelle un certain Ricardo Semler. Quant à l’environnement, l’entreprise en train d’ouvrir une ferme en permaculture.

Mais c’est surtout leur chemin de libération qui fait l’objet de leur récit qu’ils ont accepté de partager ci-dessous. Bonne lecture.

L’aventure Ultérïa

Par Alexis Nollet et Sébastien Becker – co-fondateurs d’Ultérïa

et Matthieu Battistelli – apprenti-chercheur en sciences de gestion au laboratoire i3, CNRS, Centre de Recherche Gestion de l’Ecole Polytechnique – en thèse chez Ulterïa.

Ultérïa est un écosystème d’entreprises qui a pour raison d’être : « Ecosystème créateur de valeurs pour l’homme et le vivant ». Ultérïa est le fruit d’un chemin personnel et professionnel, dont je (Alexis) voudrais ici vous faire part.

Le commencement

En 2006, avec mon associé Sébastien, nous faisions l’acquisition d’une menuiserie localisée dans l’Yonne. Mobil Wood, c’est son nom, comptait à l’époque une trentaine de personnes et proposait alors ses services à divers types de clientèle : magasins bio, librairies, fleuristes, etc.

Au moment de la reprise, nous avions à peine 30 ans. Nous voulions avant tout rembourser nos dettes et vivre de notre travail. Soyons honnête, l’heure n’était pas à la libération mais plutôt à la recherche de débouchés et la rationalisation de l’appareil productif. Le modèle de gouvernance était bicéphale. Sébastien et moi, nous nous partagions l’intégralité les responsabilités au sein de l’entreprise.

Rapidement, néanmoins, sous l’effet de choix stratégiques gagnants et d’une bonne conjoncture, notre activité se développe. Nous faisons ainsi l’acquisition de plusieurs menuiseries (Bio Création Bois en Bretagne et Azelan à Bergerac), en même temps que nous fondons une jeune pousse dans le domaine du vrac : Bulk and Co. L’affaire se développe jusqu’à compter 20M€ de chiffre d’affaires et 130 personnes. C’est à ce moment qu’intervient une offre de rachat de la part d’un concurrent américain, que nous déclinons.

C’est l’occasion rêvée de tout remettre à plat.

Le début des véritables défis 

A bien y repenser, nous avions conscience dès le début de notre aventure entrepreneuriale que le modèle autoritaire de management était révolu. En 2007, un an seulement après le rachat, nous avons loué une baraque à frite pour offrir à l’ensemble des salariés une portion. C’était un clin d’œil à nos origines du Nord mais surtout une matinée entière à peler des patates (!) et à créer un lien authentique avec chacun, différents des relations traditionnelles de travail.

Au fil des années, ces liens sont devenus indéfectibles avec l’ensemble des salariés. Il était grand temps de mettre en pratique dans l’entreprise cette confiance que nous avions construit ensemble. Il s’agissait de tester ce que nous avions lu et écouté ici et là. C’est le début des véritables défis.

Par l’intermédiaire de l’un de nos clients, Scarabée Biocoop à Rennes, nous entendons parler d’un modèle de gouvernance réputé révolutionnaire : l’Holacracy. Exit le modèle pyramidal. Place à l’autonomie par le sens, à la responsabilisation et à la culture du consensus. Le tout clé en main, opérationnel en 6 mois. Avec le recul, c’est ça qui nous a véritablement séduit. Libérer une entreprise en 6 mois … Mais était-ce bien raisonnable ?

En fait, nous avons voulu faire trop vite. L’Holacracy nous a apporté beaucoup, c’est indéniable. Une culture de la subsidiarité et de l’autonomie, l’apprentissage de techniques de facilitation et d’intelligence collective que nous utilisons quotidiennement. Mais, l’Holacracy a aussi ses points plus sombres. Le modèle reste très théorique, avec un vocabulaire intellectuel, souvent abscons, difficile à maîtriser. Il nécessite de se plonger à 110% dedans, ce qui n’est pas, honnêtement, donné à tout le monde. Cela peut saper des bonnes volontés, nous l’avons vécu. Des salariés désabusés de ne pas saisir toutes les subtilités du modèle en une semaine.

L’Holacracy donne toute autorité et toute autonomie à chacun du jour au lendemain. Le système décrète qu’en donnant le sens, leaders et collaborateurs feront leur travail en se débrouillant au quotidien. Mais l’Holacracy ne donne pas de clé pour soutenir convenablement les personnes dans cet apprentissage. C’est inhumain, voire cruel car c’est souvent ressenti comme un abandon, et à juste titre. En fait, le cœur du problème réside dans le constat erroné du leader. Il est censé octroyer toutes les permissions aux collaborateurs sans penser aux protections qui accompagnent cette montée en autonomie. L’Holacracy a été élaborée par des concepteurs de logiciel et à bien des égards, cela se voit.

Holacracy est également un système américain « breveté ». Sa mise en place coûte extrêmement cher. L’accompagnement long-terme nécessaire au changement de culture est facturé à un coût prohibitif. Après 3 mois d’accompagnement sur site puis 3 mois d’accompagnement à distance, nous avons eu le sentiment d’être abandonné. Il a fallu mobiliser une énorme énergie en interne pour sécuriser le changement au détriment parfois du business. C’est d’ailleurs la leçon principale que nous avons retenu de notre expérience Holacracy : le passage vers un management plus humain nécessite paradoxalement des jalons, des filets de sécurité pour les personnes. En somme, il faut de la progressivité, ce que ne nous a pas permis l’Holacracy, pariant davantage sur un chaos créatif rapide mais très dangereux pour une PME à cause de l’instabilité qu’il engendre.

Par ailleurs, si l’Holacracy fonctionne généralement très bien au sein d’équipes homogènes dédiées aux métiers du service ou du consulting, cela est beaucoup moins évident dans un contexte industriel comme le nôtre. Un atelier de production a un fonctionnement et des besoins propres. Notre expérience est qu’ils n’ont pas été respectés lors de notre passage en holacracy.

En même temps que nous expérimentons l’Holacracy, nous réfléchissons aux modalités de partage de la propriété de l’écosystème. C’est ici la proposition de rachat américain qui nous a poussé dans nos retranchements sur cette question. Pendant une dizaine d’années, nous pensions entrepreneurs et nous vivions entrepreneurs. Du jour au lendemain, tout cela a été remis en cause…

C’est dans ce contexte que nous nous sommes décidés à transmettre une partie de notre capital à une fondation actionnaire, notamment pour financer des projets au-delà du profit. Nous avons aussi confié à la fondation un rôle d’arbitre, pour prévenir d’éventuels conflits mortifères entre Sébastien et moi, qui pourrait mettre à mal la pérennité de nos organisations. Le fonds de dotation Altérïa a été créé fin 2018 et sa direction sera partagée avec des représentants de nos familles, des salariés de l’écosystème Ultérïa, et des personnes expertes dans les domaines d’action de la fondation.

D’entrepreneurs à assembleurs : changer de posture en fonction des personnes ou des situations

Ces transitions en termes de gouvernance et d’actionnariat ont aussi été l’occasion d’un changement de posture radical de notre part. Nos rôles ont été bouleversés et il a fallu les réinventer.

Sébastien et moi avons ainsi suivi, chacun de notre côté, une formation en coaching au sein du réseau Transformance (Alexis chez JBS à Lyon et Sébastien à Paris). 18 mois jalonnés de rencontres et de réflexions relatives à l’accompagnement et au développement des personnes, des équipes et des organisations. Nous retirons de ces expériences des questionnements passionnants sur le management du sens, mais aussi des certitudes concernant la nécessaire adaptation des leaders au degré de maturité des collaborateurs.

Nous avons développé notre capacité à changer de posture selon les personnes et selon les situations (et parfois même avec la même personne !). Changer de posture c’est savoir jongler entre un management directif quand cela le nécessite, un management matriciel pour mettre à disposition des ressources spécifiques, et un management du sens quand les personnes sont déjà autonomes. Il s’agit de toujours chercher la juste mesure managériale … Plus précisément, c’est une posture de complémentarité qu’il nous a fallu apprendre. Penser davantage aux objectifs et résultats que nous pouvons accomplir à plusieurs plutôt que ceux que je veux accomplir personnellement. Penser l’interdépendance nécessite donc d’expérimenter des équilibres subtils entre des postures d’égalité, de respect et de bienveillance vis-à-vis de nos collaborateurs, tout en ne niant pas nos différences de talent, d’expérience et de personnalité. Il s’agit plutôt d’intégrer ces différences à l’équation collective et de les penser en termes d’opportunités d’apprentissages collectifs et de développement individuel.

Au niveau organisationnel, le constat est le même. Lors de notre expérience avec l’Holacracy, nous avions choisi de l’implanter dans l’une de nos structures qui venait tout juste de vivre une fusion. Rétrospectivement, c’était une grave erreur. Comment confier à nos collaborateurs la tâche de forger la solidarité du collectif ? Nous aurions dû être davantage présents, préciser notre vision et proposer des moyens pour surmonter les difficultés inhérentes à la fusion de deux entreprises. Dans ces moments-là, un management « directif » peut permettre de poser des bases solides et nécessaires pour l’avenir.

Autonomiser, c’est donc avant tout comprendre le stade de développement de son interlocuteur et de son organisation, pour assurer une coopération qui sera gagnant pour l’entreprise et pour les personnes. Un stagiaire ou une jeune recrue aura besoin d’ordres simples et contrôlés car il doit avant tout découvrir l’entreprise et apprendre une logique métier. Un responsable projet, quant à lui, déjà plus aguerri au métier aura simplement besoin de ressources uniquement sur certains points bloquants de son projet : une aide pour décider les bonnes personnes à mettre autour de la table, une validation sur un sujet crucial, etc. Enfin, d’autres collaborateurs très autonomes, auront davantage besoin d’un partage informel sur la finalité commune de l’entreprise (le fameux Pourquoi !) ou des moments communs de réflexions sur comment partager cette vision avec ses équipes. Ce que nous recherchons, c’est la subsidiarité. C’est celui qui sait, qui fait, mais toujours dans le cadre collectif de l’entreprise.

Quelque part, il s’agit de passer d’une figure d’entrepreneur de conquête, à celle d’assembleur. Assembler les bonnes personnes aux bons endroits, tout en trouvant les mots justes. Il s’agit d’agir sur l’environnement des collaborateurs, s’assurer qu’en toutes circonstances, ils seront outillés pour faire face à l’inconnu. De la même façon qu’on ne peut faire grandir un arbre malgré lui, il serait fou de croire que l’on peut sculpter la personnalité et les compétences d’un collaborateur selon ses intérêts propres.

Parallèlement, c’est aussi un travail de deuil qu’il nous a fallu faire. Apprendre à lâcher le pouvoir organisationnel que nous avions engrangé. Pour moi, le plus dur a été d’accepter de lâcher une partie du capital de l’entreprise à la fondation actionnaire. J’avais l’impression de déshériter mes propres enfants et d’aller dans une direction nouvelle et inconfortable. Pour Sébastien, le plus difficile a été de lâcher la centralité du pouvoir si courant dans les PME, c’est-à-dire cesser d’être cette figure ultime du décideur sur laquelle tout une organisation peut compter en toute circonstance.

Notre rôle consiste aujourd’hui à accroître la capacité à dialoguer et à coopérer chez tous nos collaborateurs. Accepter et intégrer la pertinence de la parole de l’autre, c’est le premier pas vers la montée en compétence individuelle et collective dans nos organisations. Cela passe par des modes de coopération en permanente réinvention, des espaces de dialogue et de décision adaptés selon les contextes professionnels et les problématiques du moment. Ainsi, pour les décisions RH, nous privilégions les décisions consensuelles, longues à mettre en place mais qui assurent une adhésion forte. Pour la stratégie, les décisions sont prises après de larges participations partant toujours du terrain, tout en affichant clairement nos attendus et nos besoins en la matière afin de gagner en cohérence. En ce qui concerne les décisions opérationnelles, nos processus de décision cherchent à intégrer de façon très agile les personnes directement affectées par les complications du quotidien, afin de les enrailler plus efficacement.

Pour nous, c’est par l’ensemble de ces ajustements et questionnements continus que passent la fabrique de la confiance.

Pas de recette pour la libération : chaque organisation est unique!

Plusieurs constats se sont imposés à nous lors de ces différentes expérimentations.

Chaque entreprise est unique, et demeure une force de transformation de la société. A ce titre, l’entreprise est une force capable de développer l’individu, de libérer le potentiel créateur unique de chaque femme et chaque homme. C’est un aspect majeur sur lequel Ultérïa se positionne aujourd’hui.

Mais c’est aussi important de garder les pieds sur terre. Nos structures restent petites et fragiles. Tout peut aller très vite dans le sens d’un développement harmonieux comme dans celui des difficultés. Ultérïa est condamnée à être rentable si elle veut survivre. C’est pourquoi, l’autonomisation ne peut pas être un mantra stérile et doit être adapté selon le profil des collaborateurs et l’histoire des entreprises. Par expérience, nous avons appris qu’il ne fallait pas craindre de « revenir en arrière » et parfois reprendre une posture de manager directif lorsque c’est au service du développement de la personne.  Il ne s’agit de dire que nous savons mieux que nos collaborateurs ce qu’ils pensent et ce qu’ils sont, mais de se mettre à leur service pour in fine se mettre au service de nos organisations. Il ne s’agit non pas de contrôler ou de subordonner nos collaborateurs à nos intérêts propres, mais de créer les conditions propices d’un management de la subsidiarité et de la confiance pour que l’inconnu reste et demeure désirable pour chacun d’entre nous.

Aujourd’hui, nous cherchons à créer et formaliser un ensemble écosystémique appelé Ultérïa visant à assumer et concrétiser des questionnements autour de la création de valeur, son partage, la propriété, la transition post-capitaliste, l’écologie intégrale, l’éducation. Ces questions mêlent l’économique, le social et environnemental et appellent à créer des valeurs plutôt que de la valeur.

Vous l’avez compris, nous n’avons pas de recette à vous proposer pour libérer l’entreprise.

Nous avons appris la patience.

Nous avons 6 organisations qui fonctionnent chacune différemment. Elles sont liées par les valeurs d’Ulterïa tout en respectant leur personnalité et leur degré de maturité.

Nous ne pouvons promettre le bonheur en entreprise, c’est une responsabilité personnelle.

Notre travail est de fournir un cadre favorable à l’épanouissement de nos collaborateurs et à la réalisation de la raison d’être de nos organisations.

Nous avançons en conscience, par petits pas…

Et si cet article vous a permis de repartir avec plus de questions sur votre propre organisation que de réponses toutes faites, il aura rempli son but !