Cette lettre est un fruit de mon rencontre heureux avec Matthieu Niango et des échanges qui l’ont suivis. Matthieu a eu l’amabilité de répondre en vrai philosophe à ma question sur la finalité de l’entreprise libérée : bien-vivre ou bonheur. Il a accepté que je partage ses réflexions sur ce blog.
Cher Isaac,
Tu m’as demandé mon avis sur une expression que tu emploies pour parler de ce que devrait faire l’entreprise pour ses salariés, à savoir le bien-vivre.
Selon toi, elle devrait favoriser ce bien-vivre, une expression que tu envisages comme une application à l’entreprise de ce qu’Aristote appelle l’eudémonia, souvent traduit par bonheur, un terme que tu ne veux pas utiliser, à juste titre, je crois.
Dans tes interventions, tu emploies souvent une équation selon laquelle la finalité de l’entreprise devrait être la recherche de la Grandeur du salarié, elle-même envisagée par toi comme égale à l’Initiative multipliée par le Potentiel au carré :
G=IP2
Au fond, il s’agit de savoir si ton expression bien-vivre peut se placer à la droite d’une flèche, comme on en trouve en chimie, pour désigner une relation de causalité, qui prolongerait cette équation :
G=IP2 ; IP2→ X et X=bien-vivre (?)
Le terme de bonheur est en effet inexact pour compléter cette équation.
D’abord parce qu’il consiste à confondre l’effet et la cause.
J’écris inexact et non faux, car il est possible que la cause soit si intimement liée à l’effet qu’ils puissent être confondus dans certaines circonstances, comme lorsqu’une chute du quinzième étage conduit directement à la mort…mais même alors, une probabilité, quoique faible, peut sauver la vie à la personne qui chute (si elle tombe dans un filet oublié en bas de l’immeuble par un cirque, ou sur la toile du auvent d’un restaurant, etc.).
Eh bien, de la même manière, il peut arriver que toutes les conditions du bonheur soient réunies (mon potentiel est pleinement mis à contribution) sans que le bonheur, qui est un état intérieur subjectif, survienne. Par exemple parce que je manque de « chance » (des malheurs m’accablent) ou que je suis dépressif.
C’est précisément ce que dit Aristote (d’où la traduction que l’on trouve parfois de « vie conforme au bonheur »), contrairement, par exemple, aux Stoïciens les plus radicaux qui prétendent qu’on peut être heureux même au milieu des pires tortures : « même dans le taureau de Phalaris », affirment-ils… Sade adorerait 🙂
De plus, il s’agit bien du bonheur au travail, et cette précision a de l’importance. On peut très bien être très heureux au travail, et très malheureux par ailleurs, et l’inverse peut être vrai aussi. L’idée, finalement, c’est de créer des conditions de travail telles que les salariés n’aient plus rien à demander de ce côté-là—mais de ce côté-là seulement.
Le troisième trait de ce que définit ton équation, c’est le caractère actif de ce qu’il faut viser, de ce bien-vivre.
De même encore, Aristote ne parle pas du bonheur comme bonne constitution, (euexia), mais, effectivement, de la vie bonne, ou conforme au bonheur (eudamonia), qui est action.
Donc exit le terme bonheur pour compléter ton équation.
En revanche, ton expression bien-vivre est bonne je trouve, car elle détache bien la cause de l’effet (probable mais pas certain) qu’est le bonheur ; elle désigne potentiellement un seul aspect de la vie de la personne, celle au travail ; enfin, elle renvoie bien à une activité (vivre) et non à un état passif.
On pourrait également parler d’accomplissement des salariés, de leur satisfaction, de leur réalisation, de leur plein-développement.
Mais je me demande si ton terme n’est pas le meilleur :
G=IP2 ; IP2→ bien-vivre
Bonne vie à toi !